L'économie sociale et solidaire, une vraie alternative

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Alors qu'elle existe depuis des siècles, l'économie sociale et solidaire (ESS) est encore méconnue. Parfois, elle souffre même d'idées reçues. Or ses champs et formes d'action sont très variés. Comme après chaque transition sociétale, l'ESS apparaît comme une alternative à l'économie "classique".

"L'humain au cœur du projet"

Laurence Falkenstein, présidente de Rich’ESS, et Patrice Hénaff, directeur de ce pôle de l’économie sociale et solidaire (ESS) (1) apportent leur éclairage sur l’ESS.

Qu’est-ce que l’économie sociale et solidaire, ESS ?
Laurence Falkenstein : La loi ESS 2014 donne un cadre à l’économie sociale et solidaire et la définit par ses statuts. Elle regroupe ainsi les associations, les mutuelles, les coopératives, les fondations et les entreprises solidaires d’utilité sociale. À ces statuts s’ajoutent des valeurs fondamentales : l’humain au cœur du projet, la gouvernance démocratique (une personne = une voix), le partage et le réinvestissement des bénéfices et des écarts de salaires raisonnables. Ce n’est pas inscrit, mais l’ancrage territorial et le respect de l’environnement sont également inhérents à l’ESS.

Depuis quand parle-t-on d’ESS ?
Patrice Hénaff : Elle a finalement toujours existé, mais prend une place particulière dans la société française avec Jean-Baptiste André Godin, le fondateur des poêles Godin. En 1880, cet industriel a transformé son entreprise en coopérative de production dont les bénéfices finançaient les écoles, les caisses de secours, les logements, les salles de spectacles… L'objectif de son Familistère : offrir de bonnes conditions de vie à ses ouvriers.

Peut-elle être respectée dans tous les secteurs d’activités ?
L.F. : Elle est présente dans l’ensemble des secteurs d’activité de l’économie, depuis les services aux entreprises et aux personnes jusqu’à l’industrie, en passant par l’agriculture, le commerce ou le bâtiment.

L’ESS est-elle incompatible avec la recherche du profit ?
P.H. : Pendant des années, dans les associations notamment, la question de l’argent était tabou. On aimait son travail et cela devait suffire… Or il faut gagner de l’argent pour que les salariés soient payés correctement. Il faut de l’argent pour investir. Le profit, oui bien sûr, si on l’utilise à bon escient.

Constatez-vous un attrait pour l’ESS ?
L.F.: Les deux années de crise sanitaire ont provoqué des changements de vie, des questionnements, une quête de sens… Certaines personnes ont envie de travailler autrement et se tournent effectivement vers l’ESS.
P.H. : Les jeunes, eux aussi, sont sensibles à l’ESS. Parmi les étudiants en enseignement supérieur, 80 % souhaitent donner du sens à leur travail et 60 % d’entre eux envisagent de s’engager dans l’ESS. Notons aussi que certains chefs d’entreprise commencent à comprendre qu’intégrer des valeurs de l’ESS, tel que le partage des bénéfices, peut répondre aux problématiques actuelles de recrutement.

Les élus de l’Agglomération ont aussi montré leur intérêt pour ce modèle.
P.H. : La démarche de sensibilisation des élus et agents de l’Agglo à l’ESS (lire ci-contre) est exemplaire et unique en France. Elle va servir d’exemple ! Les élus ont un rôle à jouer en menant des projets ESS et/ou en les accompagnant.

Quelles sont les missions de Rich’ESS ?
L.F. : Rich’ESS a été créée en 2010 et fédère une soixantaine de structures de l’ESS. L’association a donc un rôle d’animation de ce réseau. Elle travaille aussi à la promotion de l’ESS et à l’accompagnement à la création d’entreprises ESS.
P.H. : Notre réelle spécificité est d’analyser les besoins émergents auxquels pourraient répondre l’économie sociale et solidaire.

Rich’ESS va intégrer le Totem de l’innovation.
P.H. : Via le propulseur Tag 22, nous allons accompagner, au sein du Totem, des projets collectifs ou à potentiel collectif de l’ESS et de l’innovation sociale. On sera notamment aux côtés d’INNÔZH qui va suivre des projets d’innovation d’usage et technologique. Des collaborations, des échanges vont très probablement naître car certains projets allient à la fois l’innovation sociale et l’innovation technologique ou d’usage… Cela sera forcément enrichissant et bénéfique pour le territoire.

(1) Rich’Ess intervient sur les territoires de Saint-Brieuc Armor Agglomération et de Lamballe Terre et Mer.

 

 

L’Agglo propulseur d’ESS

Bruno Beuzit, conseiller délégué à l’économie sociale et solidaire, explique pourquoi et comment il souhaite favoriser le développement de ce type d’économie.

Vous avez engagé toute une démarche de sensibilisation à l’économie sociale et solidaire. Comment est -elle née ?
Lors de ma prise de mandat, j’ai tout de suite souhaité travailler avec les 32 communes de l’Agglomération. C’est ensemble, avec les élus de terrain, que nous pourrons engager des projets d’économie sociale et solidaire ESS. C’est pourquoi j’ai demandé à chaque commune de désigner un correspondant ESS. Sur 32 communes, seules 6 n’ont pas donné suite ! Ensuite, j’ai estimé qu’il était nécessaire de faire découvrir l’ESS aux élus et techniciens de l’Agglo et des communes. Pour cela,  nous avons été accompagné pas Rich’ESS, pôle de l’ESS dans le Pays de Saint-Brieuc.

En quoi consiste cette démarche ?
Rich’ESS a défini tout un programme de rencontres, de visites, de temps d’échanges sur la période de mars 2021 à mars 2022. Nous avons, par exemple, visité l’atelier de revalorisation des textiles Artex, à Langueux , découvert le village de Mellionnec où beaucoup d’emplois directs sont liés à l’ESS ou encore partagé des expériences de démocratie participative.

Quel bilan tirez-vous de cette expérience ?
Elle a été très riche. La plupart d’entre nous se sont rendus compte qu’ils connaissaient, sans le savoir, des entreprises ou des structures de l’ESS. Et beaucoup d’élus estiment désormais que ce type d’économie répond à des attentes sociales et peut permettre de créer de l’emploi non-délocalisable. Elle n’est pas réservée aux grandes métropoles et peut très bien s’appliquer en milieu rural. Reste maintenant à impulser des projets !

Après cette démarche d’un an, comment définiriez-vous l’ESS ?
Pour moi, c’est avant tout une économie qui répond aux besoins des habitants du territoire. À cette économie de « sens » s’ajoutent des décisions collectives et des valeurs de partage.

Quel peut être le rôle des communes ?
Soit les communes, face une problématique, considèrent que l’ESS peut apporter une réponse. Soit, elles accompagnent, avec l’aide de l’Agglo, des citoyens qui portent un projet d’ESS.

À quels types de projets pensez-vous concrètement ?
Les Ehpad, par exemple, ne répondent plus forcément aux besoins de tous les seniors. Un nouveau modèle peut être imaginé comme des logements associatifs mixant petite enfance et vieillesse. Face aux problématiques de logements, les communes pourraient acheter des terrains pour créer du foncier solidaire… Ou encore en matière de santé, des communes pourraient, comme Plaintel récemment, créer des mutuelles communales. La mairie se pose en intermédiaire et joue sur l’effet de groupe pour négocier des tarifs attractifs et de bonnes garanties.

 

 

La Gambille se recentre sur ses valeurs

Le travail de cette société coopérative de consommateurs, qui compte 5 magasins dans l’Agglo et plus de 80 salariés, est dicté par les orientations de ses quelque 13 000 sociétaires.

Le fonctionnement de La Gambille est empreint de son histoire. Début des années 80, des consommateurs de Saint-Brieuc et des alentours se regroupent pour acheter des produits bios, très mal distribués à l’époque. En 1983, ils fondent une coopérative de consommateursqu’ils baptisent La Gambille, nom faisant référence à une chanson de Jacques Higelin.

Le principe est simple : chaque client de La Gambille peut devenir sociétaire en faisant l’acquisition d’une part sociale de 26€ valable à vie pour bénéficier de tarifs préférentiels et pour participer aux assemblées générales annuelles. C’est dans cette instance que sont prises les grandes orientations de l’entreprise, comme l’affectation des bénéfices. « Et ce sont les sociétaires –plus de 13000 aujourd’hui– qui élisent le conseil de surveillance en charge de nommer le directoire, explique Claude Loncle, président du directoire de La Gambille depuis le 1er février 2020. L’assemblée générale a même le pouvoir de me révoquer. »

Peu fréquentées au cours des années 2010, les AG ont, depuis 2019, vu leurs nombres de participants gonfler. « Les sociétaires consom'acteurs observant quelques pratiques qui leur apparaissaient comme des dérives de l'esprit coopératif ont souhaité reprendre les rênes », assure Catherine Mayer, vice-présidente du conseil de surveillance. Un tout nouveau directoire a ainsi été désigné et plusieurs objectifs lui ont été fixés : redonner confiance et sérénité aux salariés, baisser les prix en réduisant les marges, introduire davantage de produits locaux et revoir la politique de développement de l’entreprise.

« Depuis près de deux ans, nous avons beaucoup travaillé et progressé sur ces différents points, estime Claude Loncle. J’ai notamment souhaité que le directoire soit ouvert, sur candidature, à des salariés cadres et non-cadres. » Certains prix ont baissé de 5 à 8 %, « sans négocier les prix avec les fournisseurs », et « pendant la crise sanitaire, nous avons introduit les produits de producteurs locaux privés de marché ». Quant au développement, « nous voulons garder l’esprit épicerie de proximité et cherchons une solution pour maintenir La Gambille dans le quartier de Robien », poursuit Catherine Mayer.

Membre du réseau Biocoop, La Gambille porte également ses valeurs notamment en matière de transition écologique et de responsabilité sociétale des entreprises. « La création du Tipi des Possibles en 2017 va dans ce sens : ce lieu, au cœur du magasin de Trégueux, permet de mener des actions de sensibilisation à la protection de l’environnement, à la réduction des déchets, au jardinage au naturel... »

 

 

« Nous voulons que chaque salarié trouve du sens à son travail »

Väl, entreprise spécialisée dans l’isolation, est une société coopérative et participative (SCOP). Un mode de fonctionnement en accord avec ses valeurs environnementales.

Tout à commencé à quatre. « Nous travaillions dans la même entreprise d’isolation et nous avions le sentiment que nous pouvions faire mieux au niveau technique, environnemental et tarifaire », raconte Hervé Leclerc, un des quatre fondateurs de Väl. « J’avais la cinquantaine passée et pensais changer d’activité jusqu’à ce que je rencontre, au salon de la Création et reprise d’entreprise, le président de l’union des SCOP de Bretagne. Il m’a convaincu de monter une SCOP dont la philosophie me correspondait vraiment. »

En mars 2015, les quatre anciens collègues montent donc la SCOP Väl. L’idée : miser sur le collectif. « Chacun a une fonction sans lien hiérarchique, les grandes décisions sont prises collectivement, les écarts de salaires raisonnables, les bénéfices redistribués », explique Hervé Leclerc, gérant élu qui n’hésite pas à donner un coup de main sur un chantier. Un fonctionnement qui favorise l’implication de chaque collaborateur.

Depuis trois ans, l’activité de l’entreprise se développe plus rapidement. Ainsi, de 2020 à 2021, le chiffre d’affaires de Väl a progressé de 62 %. Et en quelques années, le nombre de salariés est passé de 4 à 9. Une évolution encourageante qu’il a fallu gérer. « On s’est rendu compte que l’esprit de la SCOP ne convenait pas à tout le monde. Il faut savoir partager, être solidaire… Je n’ai pas l’esprit d’un chef, mais j’ai dû, à certains moments, faire preuve d’autorité. »

Après quelques déceptions, l’équipe a donc décidé de rendre le sociétariat obligatoire. « Au bout de deux ans chez Väl, chaque salarié doit injecter 5000€ minimum dans l’entreprise. Cela peut se faire progressivement, par exemple, par prélèvement sur le salaire et/ou sur la redistribution des bénéfices. » Ces derniers sont, en effet, redistribués aux sociétaires sous forme de dividende (15%), aux salariés (40%) et réinjectés dans l’entreprise (45%).

Véritable satisfaction : l’entreprise, qui propose l'isolation des toitures, des murs et des planchers bas, utilise des matériaux bio-sourcés et est agréée RGE Éco Artisan (reconnue garante de l’environnement). Elle a réussi à tisser des liens de confiance avec ses clients. « On ne cherche pas le chiffre d’affaire à tout prix. On veut être efficace. »

 

 

Cette recyclerie était « rêvéalisable »


Florence Gallon a réalisé son rêve : ouvrir une recyclerie dans laquelle règne le respect de l’humain et de l’environnement. Des valeurs qui, selon elle, fondent l’économie sociale et solidaire.

« Le dos en vrac » après des années de menuiserie, Florence Gallon, suit une formation de moniteur d’atelier à Emmaüs en 2010. C’est la révélation! « Je me suis dit que c’était dans une structure comme celle-là que je voulais travailler. Le matin, on passe peut-être une heure à dire bonjour à tout le monde, à s’enquérir des autres, mais ça ne nuit en rien à l’efficacité du travail. »

Dix ans plus tard, après deux formations auprès du propulseur d’entreprenariat collectif Tag22 (1) et quelques vicissitudes, cette Binicaise réalise enfin son rêve : ouvrir une recyclerie qui porte ses valeurs. "Ne laisser ni rien, ni personne sur le bord du chemin", "Tout se transforme, rien ne se perd, tout se crée…", "Tout être humain, quelles que soient ses difficultés, est toujours porteur de capacités" sont les trois principes que Florence Gallon revendique haut et fort au quotidien.

Si cette dynamique quinqua a mis du temps à maturer son projet, tout s’emballe à partir de la création, en mai 2019, de l’association Réc’UpAction. « En mars 2020, on entrepose les premiers dons d’objets, de vêtements, de livres… chez moi,raconte-t-elle. En juin, l’association Adaléa nous propose de déposer nos stocks dans un de ses locaux briochins et d’organiser des ventes éphémères. Fin février 2021, la mairie de Binic nous met à disposition 250 m² au centre technique municipal et le 8 mai, on ouvre Seconde Nature. »

Aujourd’hui, la recyclerie compte deux temps partiels, deux emplois civiques et une quarantaine de bénévoles. L’une des salariées est une ancienne bénévole reconnue travailleuse handicapée. « Si Seconde Nature est une association, il est inscrit dans les statuts que nous sommes une structure d’emplois pérennes. Il est donc important, selon moi, qu’elle crée rapidement de l’emploi », précise sa fondatrice qui refuse le titre de "directrice".

En 8 mois d’exercice, Seconde Nature a reçu et trié 11,3 tonnes de dons. « Seuls 51 kg, soit 4% des dons, ont fini à la déchèterie », se félicite Florence Gallon. Le reste a été remis en état et vendu en boutique à prix solidaires ou confié à des partenaires comme Les Paralysées de France, Les Bébés du cœur, Le Secours Populaire, Des chemins et des rêves…

Déjà l’espace devient trop petit. « Pour fonctionner convenablement et embaucher, il nous faudrait près de 1200 m² dont 500m² d’espace de vente. »

 

Seconde Nature, 2, rue de la Ville Gautier, à Binic-Étables-sur-Mer. Dépôt des dons sur rendez-vous. Ouverture de la boutique, les mercredi et samedi, de 10h à 18h, et le vendredi, de 14h à 18h. 06 13 93 07 65, seconde.nature22@gmail.com

1. Elles sont dispensées au sein de Rich’ESS,  pôle de développement de l’économie sociale et solidaire.